En coulisse

Un non-voyant nous ouvre les yeux

David Lee
21/1/2019
Photos: Thomas Kunz

Nous savons depuis longtemps que notre site Web n’est pas adapté aux personnes handicapées. Observer un non-voyant tester notre boutique en ligne nous a ouvert les yeux.

Nous sommes mauvais. Nous sommes même les plus mauvais dans un ensemble de boutiques en ligne plus ou moins mauvaises en matière d’accessibilité. C’est ce qu’a constaté la fondation «Accès pour tous» en 2016 dans son étude sur l’accessibilité. Nous voilà donc dans les locaux de la Fondation où on nous explique ce qui ne va pas et ce que nous pourrions améliorer. Nous, c’est-à-dire le designer UX, Stefan Jost, le développeur front-end, Remo Vetere, le photographe, Thomas Kunz, et moi.

Lui-même non voyant, Gianfranco Giudice teste pour le compte de la fondation l’accessibilité de sites Web aux personnes handicapées. Installé à son ordinateur, il navigue sur digitec.ch. Un logiciel spécial appelé lecteur d’écran lui lit ce qui se trouve sur le site. Ce que lui indique le lecteur d’écran s’avère toutefois inutile. La raison est simple: il manque les informations supplémentaires dont le lecteur a besoin pour interpréter correctement les éléments graphiques.

Sur le projecteur, nous voyons Gianfranco explorer notre site avec le lecteur d’écran.
Sur le projecteur, nous voyons Gianfranco explorer notre site avec le lecteur d’écran.

Les difficultés pour un non-voyant

Les voyants reconnaissent un élément de navigation tout simplement parce qu’il en a l’allure et qu’il se trouve graphiquement à un endroit où on a l’habitude de trouver les éléments de navigation. Pour un lecteur d’écran, il faut d’abord que l’élément de navigation soit décrit comme tel dans le code source du site. Sinon, le programme se contente de lire le texte et le non-voyant peut au mieux deviner qu’il peut s’agir d’un élément de navigation.

C’est exactement ce qui se passe avec notre site. Dans l’idéal, le lecteur d’écran donne d’abord un titre qui indique de quoi il est question puis annonce un élément de navigation. Sur digitec.ch, il commence simplement par: «Liste de six éléments: Contact Aide L’entreprise Succursales Réseaux sociaux Offres d’emploi.» Le tout est débité à toute vitesse et les mots anglais sont prononcés comme si c’était des mots allemands. Cela ne pose pas de soucis particuliers à Gianfranco. Il a l’habitude de tendre l’oreille. Le problème se situe au niveau de l’orientation.

Sans aide optique, les éléments en haut à droite ne sont guère reconnaissables en tant que menu.
Sans aide optique, les éléments en haut à droite ne sont guère reconnaissables en tant que menu.

Gianfranco peut encore deviner que la «liste de six éléments» doit être une barre de navigation. En haut à droite cependant se trouvent les points «Allemand» et «TVA incl.» qui sont loin d’être évidents. D’autant plus que le lecteur d’écran n’indique pas que ces éléments sont en fait des menus déroulants. La petite flèche pointant vers le bas est un indice suffisant pour les voyants, mais pas pour Gianfranco.

Le cauchemar de l’inscription

Le reste est à l’avenant. Le menu de rubriques n’a pas d’intitulé non plus. Les articles commencent par une image dépourvue de texte explicatif (l’attribut alt en HTML), viennent ensuite deux tags de rubrique et enfin le premier titre. Selon Gianfranco, la structure logique du code source devrait d’abord donner le titre avant les sous-éléments. L’agencement visuel peut bien sûr être différent. En design Web, la présentation visuelle et la structure logique peuvent être dissociées.

Gianfranco essaie maintenant de s’inscrire sur le site. Les désignations des champs du formulaire comme «prénom», «nom», etc. ne sont pas lues par le lecteur. Gianfranco ne sait pas quoi saisir où. Le programme reprend subitement la lecture en bas, avec le numéro de téléphone.

Arrivé au lien avec l’icône Facebook, le lecteur se contente de dire «lien». Hmm. Nous rions, mais c’est la honte, il faut bien l’avouer. L’avantage, c’est que maintenant nous savons pourquoi nous sommes si mauvais.

Différents besoins pour différents handicaps

Le but de cette rencontre est aussi d’apprendre et d’échanger. C’est pourquoi le photographe, Thomas Kunz, et moi-même sommes accompagnés du designer UX, Stefan Jost, et du développeur front-end, Remo Vetere. Andreas Uebelbacher d’Accès pour tous commence par nous présenter la fondation et son travail et nous donne aussi des informations sur le handicap en général et la situation en Suisse.

La fondation ne s’occupe que de l’accessibilité électronique. Il existe un centre spécialisé spécifique pour l’accessibilité des bâtiments. Les handicaps se divisent en quatre catégories:

  1. handicaps visuels
  2. handicaps auditifs
  3. handicaps moteurs
  4. handicaps cognitifs et neurologiques

Chaque handicap nécessite des optimisations différentes, même au sein d’une catégorie. Un non-voyant a besoin d’aides différentes par rapport à un malvoyant possédant une acuité visuelle résiduelle qu’il souhaite utiliser.

Les quelque 10 000 non-voyants de Suisse représentent une petite minorité. À titre de comparaison, notre pays compte au moins 325 000 malvoyants et 500 000 malentendants. Au total, 14 % de la population est touchée par le handicap. Pourquoi la fondation met-elle tant l’accent sur les non-voyants? Ils posent le plus grand défi aux exploitants de sites Web, car l’orientation à l’aide d’éléments graphiques est totalement exclue. De plus, de nombreux malvoyants s’aident aussi d’un lecteur d’écran.

La fonctionnalité des sites est essentielle pour les non-voyants. Gianfranco explique qu’il utilise son ordinateur portable et son smartphone au quotidien, car l’accès numérique est pour lui bien plus facile que l’achat dans un magasin physique. Dans le deuxième cas de figure, il aurait besoin de quelqu’un pour le guider, ce qui prendrait beaucoup de temps. Même lire le journal n’est possible que grâce au numérique. Il peut lire les horaires des trains sur son smartphone, mais pas sur les tableaux d’affichage à la gare. Les exemples ne manquent pas. «Ce qui est un complément pour les voyants, un confort supplémentaire, est primordial pour moi», résume-t-il.

Le braille est aussi utilisé dans un contexte numérique.
Le braille est aussi utilisé dans un contexte numérique.

La Suisse comparée aux autres pays

Il y a encore à faire en matière d’accessibilité numérique en Suisse. Andreas et Stefan s’accordent à dire que par exemple en Grande-Bretagne, la question est beaucoup mieux prise en compte. Certains pays imposent une législation plus exigeante. La fondation «Accès pour tous» le remarque, car les compagnies aériennes sollicitent ses services de plus en plus ces derniers temps. En effet, celles-ci doivent bien sûr se conformer aux règles internationales. Ainsi, certaines d’entre elles ont parfaitement intégré la navigation au clavier, sans que cela nuise à l’aspect visuel. Les valides qui ne souhaitent pas alterner en permanence entre souris et clavier apprécieront aussi cette fonctionnalité. Voici l’exemple du site de Swiss:

Chaque entreprise doit utiliser ses ressources de manière optimale. Cela peut signifier qu’un designer UX peut d’abord être mobilisé afin d’améliorer la convivialité pour la majorité des valides au lieu de la minorité d’un groupe spécifique de personnes handicapées. La législation et la réglementation contribuent à répondre tout de même aux besoins de ces dernières. Il se peut que cela rende même la concurrence plus juste: une entreprise qui ferait certains efforts en direction des personnes handicapées ne souffrirait plus d’un désavantage concurrentiel.

Quelle est la situation en Suisse concrètement? Très globalement, la constitution fédérale interdit la discrimination, y compris expressément à l’encontre des personnes handicapées. Au niveau législatif, la loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées donne des instructions très détaillées. Toutefois, celles-ci n’ont pas besoin d’être appliquées s’il y a disproportion entre l’avantage procuré et la dépense qui en résulterait. Il incombera aux tribunaux de déterminer ce que cela signifie au cas par cas si une plainte est déposée.

D’autres directives plus précises existent pour la Confédération, les cantons et les communes. Depuis 2014, la Suisse est également soumise à la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées) qui par exemple inclut aussi les écoles dans cette obligation. Il n’y a que dans le secteur privé que l’accessibilité optimale pour les personnes handicapées reste facultative à quelques détails près.

La prise de conscience est importante

Une question se pose à nos designers UX et développeurs: par où commencer? Sur les sites complexes, dont digitec.ch fait indéniablement partie, de petits changements entraînent souvent toute une série de tâches de suivi. Plus on attend pour se pencher sur l’accessibilité et plus cela devient difficile.

Au bout du compte, il faut tout de même avouer que la mauvaise accessibilité pour les non-voyants n’est pas due en premier lieu à un manque de ressources, mais plutôt au fait que le problème n’est même pas présent dans nos esprits. Remo estime que certains des soucis soulevés par Gianfranco pourraient être relativement faciles à résoudre.

Nous avons remarqué que le simple fait qu’un non-voyant se trouve dans la même pièce que nous a fortement changé notre manière de penser. Plus de la moitié des collaborateurs d’Accès pour tous sont eux-mêmes atteints de handicap. Ce n’est pas du tout le cas chez nous. Parmi les quelque 130 personnes de notre service Développement, aucune n’est visiblement handicapée. Une grande majorité d’entre elles s’occupe d’ailleurs du front-end, et non pas du back-end. Il s’agit de la partie interne du système que vous, les clients, ne voyez jamais. Les développeurs sont presque tous des hommes jeunes doués d’une vue perçante et équipés des meilleurs écrans. De petits caractères en gris clair sur fond blanc? Par expérience, aucun d’entre eux ne verra le problème. Si nous quittions plus souvent notre propre perspective et que nous nous mettions à la place des autres, le premier pas serait déjà fait.

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Mon intéret pour l'informatique et l'écriture m'a mené relativement tôt (2000) au journalisme technique. Comment utiliser la technologie sans se faire soi-même utiliser m'intéresse. Dans mon temps libre, j'aime faire de la musique où je compense mon talent moyen avec une passion immense. 

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