En coulisse

Les loot boxes et les microtransactions: arnaques ou mal nécessaire?

Philipp Rüegg
4/12/2017
Traduction: Stéphanie Casada

Les loot boxes (ou «boîtes de butin») figurent parmi les thématiques les plus débattues des dernières semaines. À l’origine d’un des plus gros scandales des dernières années dans le monde des gamers: EA, éditeur de jeux vidéo déjà bien connu. Comment en est-on arrivé là et à quoi devrions-nous nous attendre?

Tout aurait très bien pu se passer. Après le succès qu’a connu le premier «Star Wars Battlefront» d’EA, son deuxième volet semblait prometteur, malgré la déception de ses fans. Season pass supprimé, vraie campagne solo, et davantage de profondeur de jeu. Pourtant, au lieu de faire monter la tension avant la sortie de «Star Wars VIII: The Last Jedi», l’éditeur a déclenché une tempête aux conséquences inattendues.

Ce qui a suscité l’indignation de bien des joueurs? Le système de loot boxes aux allures de pay to win, et ce dans un jeu à plein tarif. Au lieu de pouvoir utiliser des mises à jour pour débloquer des personnages en mode multijoueur, on doit accumuler des crédits qui nous servent à acheter des loot boxes. C’est le seul moyen de recevoir des cartes au hasard et d’obtenir de nouveaux pouvoirs, des armes ou des mises à jour. Jusqu’à ce qu’EA supprime ce système (prématurément) (en anglais) quelques heures avant la sortie du jeu, on pouvait encore acheter les devises du jeu avec de l’argent réel. Le système de loot boxes et les prix à payer pour débloquer des personnages comme Luke Skywalker ont également été modifiés plusieurs fois avant et après la sortie de «Battlefront 2», mais toujours enrobés d’une phrase accrocheuse: «Nous écoutons les avis des gamers».

Cette réponse de EA après l’Open Beta a obtenu un nombre record de votes négatifs sur Reddit.
Cette réponse de EA après l’Open Beta a obtenu un nombre record de votes négatifs sur Reddit.

Il paraît qu'EA n’a pas changé subitement sa stratégie à cause du raz-de-marée d’e-mails haineux qu’il a reçu des fans, mais d’un appel de Disney, le détenteur de licence, qui lui a exprimé ses inquiétudes (en anglais). Disney était loin d’être ravi de voir sa précieuse marque mêlée à cette histoire. Le président de son conseil d’administration, Jimmy Pitaro, aurait contacté EA et exigé qu’il prenne des mesures d’urgence. Mais le mal était déjà fait. Et pire encore, la polémique des loot boxes – que certains placent dans la catégorie des jeux de hasard – a enflé par delà le monde des jeux vidéo.

Les loot boxes de «Battlefront 2» ne sont pas appréciées des joueurs.
Les loot boxes de «Battlefront 2» ne sont pas appréciées des joueurs.

Les ministre belge de la Justice Koen Geens (en anglais) souhaite que des mesures luttant contre «l’association dangereuse de jeux vidéo et d’éléments appartenant aux jeux de hasard» soient adoptées dans toute l’Europe. Les politiciens américains ont également pris conscience du problème. Chris Lee, député du Congrès hawaïen n’est pas tendre (en anglais) envers «Battlefront 2». Il le décrit comme un casino en ligne déguisé en jeu de Star Wars afin de soutirer de l’argent aux enfants. Le jeu a également été comparé à Joe Camel, le vendeur de cigarettes. EA et Take Two réfutent ces accusations. La réaction de Take Two ne présage rien de bon pour «Red Dead Redemption 2», dont la sortie est prévue prochainement. La commission britannique des loteries considère également que ces accusations sont exagérées, car les loot boxes ne sont utilisées qu’à l’intérieur du jeu et ne peuvent être encaissées. Cela montre à double titre que les politiciens comprennent mal le sujet. Non seulement les loot boxes sont présentes depuis près de dix ans dans les jeux vidéo, et depuis bien plus longtemps dans d’autres domaines, mais les butins sont monnayables.

Pourtant, EA est blanche comme neige...

Des loot boxes aux fonctions purement esthétiques n’étaient visiblement pas envisageables.
Des loot boxes aux fonctions purement esthétiques n’étaient visiblement pas envisageables.

Durant la conférence annuelle du Credit Suisse destinée aux domaines de la technologie, des médias et des télécommunications, le directeur des finances d’EA, Blake Jorgensen, a déclaré que le canon de «Stars Wars» était responsable de l’absence de loot boxes aux fonctions purement esthétiques, c’est-à-dire des boîtes contenant des objets qui modifient l’aspect des personnages. Le canon décrit le matériel et les histoires considérées officiellement comme partie intégrante de ces univers fictifs. Les loot boxes aux fonctions purement esthétiques sont davantage acceptées par les joueurs, car elles n’accordent aucun avantage dans le jeu. Selon M. Jorgensen, lorsqu’on ajoute des éléments esthétiques, on pourrait nuire au canon. «Faire porter des vêtements blancs à Darth Vader n’a pas grand sens, sans parler du fait que personne ne veut le voir en rose.» Disney et LucasFilms scrutent chaque élément publié dans «Star Wars». On peut donc partir du principe que Disney gère scrupuleusement ce qui est publié ou non dans «Battlefront 2». Contrairement à un Darth Vader en tutu, laisser Luke Skywalker porter tous ces costumes aurait été plus fidèle à la saga originale. Nous ne saurons sans doute jamais qui de Disney, EA ou Dice s’y est opposé.

Au fait, d’où viennent les loot boxes?

De nombreux gamers parmi vous sourient sans doute, car si le monde entier pointe les loot boxes du doigt aujourd’hui, ce système existe déjà depuis plusieurs années. Parmi les exemples les plus populaires, on retrouve «Clash Royal» ou «Counter-Strike GO». Le jeu free to play chinois «ZT Online», sorti en 2007, est un pionnier en la matière. Ce modèle s’est implanté d’abord dans les pays asiatiques, car le pouvoir d’achat y est généralement plus faible que chez nous. «Puzzle & Dragons», sorti en 2011, en est un autre exemple notoire, puisqu’il est le premier jeu pour téléphone mobile à avoir amassé un milliard de dollars de chiffre d’affaires.

Vous souvenez-vous de «Farmville»?
Vous souvenez-vous de «Farmville»?

En Occident, c’est Zynga qui s’est imposé de cette manière. Ses jeux Facebook gratuits ont conquis le marché. Grâce à des microtransactions, certains processus pouvaient être accélérés, ce qui épargnait aux joueurs des minutes, des heures voire des jours d’attente. Mais qui s’est inquiété de ce phénomène? Les vrais gamers considéraient ces jeux sur Facebook et téléphones mobiles comme des amusements pour enfants. Mais ils n’ont pas été épargnés bien longtemps. En 2010, Valve, l’entreprise à laquelle on doit Steam, a transformé le célèbre jeu multijoueurs «Team Fortress 2» en un jeu free to play. S’il a dès lors été gratuit, il était doté de «Crates» (des coffres) que seules des clefs payantes pouvaient ouvrir et qui ne contenaient que des objets esthétiques. Vu le succès du modèle, les spécialistes du secteur ont déclaré avec humour que Valve ne produisait plus aucun nouveau jeu, car ses développeurs étaient devenus des créateurs de mode.

Le système free to play se développe un peu plus chaque année. Les microtransactions et les loot boxes s’immiscent dans un nombre toujours plus grand de jeux et sont à présent monnaie courante. Des chaînes YouTube entières sont dédiées à leur ouverture.

De bons et de mauvais exemples

En soi, les loot boxes et les microtransactions n’ont rien à se reprocher. Ce sont des moyens légitimes employés par les développeurs pour gagner de l’argent. Sans le free to play, la téléphonie mobile n’existerait même pas. Mais les joueurs ne veulent pas pour autant avoir l’impression d’être manipulés ou de se faire arnaquer. Dans «Call of Duty: WWII», les loot boxes tombent du ciel pour que tous puissent les voir. Des points sont même attribués lorsqu’on admire leur ouverture. On est à la limite de la coercition. Dans «Destiny 2», les fameux Shader, avec lesquels on peut changer le style de son équipement, ont été transformés en biens de consommation que l’on peut acheter avec de l’argent réel. Comme c’est pratique…

Une loot box de «Call of Duty: WWII»
Une loot box de «Call of Duty: WWII»

Activision, l’éditeur de ces deux jeux, vient de voir sa demande de brevet approuvée (en anglais). Ce brevet favorise les microtransactions, notamment en vous plaçant face à des joueurs meilleurs que vous et vous incitant ainsi à acheter des éléments qui vous avantageront. Le jeu remarque également que vous aimeriez utiliser un type de sniper particulier et vous flanque un adversaire aguerri en la matière. Mais cela ne s’arrête pas lorsque vous avez acheté l’arme concernée. Vous pourriez ensuite vous retrouver dans une partie pour laquelle vos nouvelles armes sont particulièrement efficaces. N’imaginons même pas quelles sont les autres possibilités et lesquelles sont déjà employées.

La situation devient également délicate lorsque des avantages peuvent être achetés. On parle ici de pay to win, ce qui est également reproché à «Battlefront 2». Dans ces cas, les développeurs et éditeurs arguent qu’il existe divers types de jeux. Les joueurs n’ont pas forcément temps de tous les débloquer. Chacun a donc la possibilité d’acheter la toute nouvelle arme ou de doubler ses points d’expérience en les achetant.

De nombreux joueurs tolèrent la situation, pour autant que le jeu principal reste gratuit. Et pourtant, nombre de jeux coûtent 60 francs ou plus et comportent tout de même des microtransactions et des loot boxes. À cela s’ajoute un season pass payant qui donne accès aux nouveaux niveaux. «Call of Duty» a été l’un des premiers à opter pour cette stratégie. De nouvelles cartes ont apporté une variété devenue nécessaire, ce qu’Activision savait pertinemment. Avec les DLC, il a de nouveau fait passer les joueurs à la caisse.

Tous ces achats sont volontaires. Personne n’est forcé d’acquérir de nouveaux costumes ou niveaux. Il existe une multitude de loot boxes et de microtransactions. «Overwatch» est un jeu à plein tarif dont les loot boxes contiennent des costumes, des émoticônes et autres qui peuvent également être achetées avec les devises du jeu et n’offrent aucun avantage. Il en va de même des «weapon skins» (les revêtements des armes) de «Counter-Strike GO». Les MOBA free to play «DOTA 2» et «League of Legends» sont presque entièrement financés par des accessoires purement esthétiques.

«Heroes of the Storm» a des loot boxes – mais il est gratuit.
«Heroes of the Storm» a des loot boxes – mais il est gratuit.

Les jeux free to play et les loot boxes ne devraient pas être tous mis dans le même panier. De nombreux développeurs, surtout ceux de la téléphonie mobile, dépendent de ce système. On a davantage tendance à essayer un jeu gratuit qu’un jeu payant, même à prix modique. Si ce système est bien pensé, les joueurs déboursent volontiers quelques francs de temps à autre pour soutenir le jeu ou s’acheter un nouveau costume.

La frontière entre le free to play, toléré, et le pay to win peut toutefois être floue. Dans quelle catégorie place-t-on «Hearthstone»? Le jeu de cartes de Blizzard est free to play, mais les joueurs doivent obtenir de nouvelles cartes pour avoir une chance contre leurs adversaires. Et il est pratiquement impossible d’avoir de nouveaux paquets de cartes gratuits. On les gagne en jouant, ou en les achetant avec de l’argent réel. Mais on ne sait pas quelles cartes on recevra. On les a peut-être déjà. Au moins, on connaît le nombre de cartes rares. «Magic the Gathering» fonctionne aussi selon ce principe. S’agit-il ici de pay to win ou carrément de jeu de hasard?

Dans quelle catégorie place-t-on «Magic the Gathering»?
Dans quelle catégorie place-t-on «Magic the Gathering»?

La polémique sur les jeux de hasard est d’autant plus explosive qu’il faut protéger les joueurs compulsifs (en allemand). Les jeux de hasard sont strictement réglementés, et ce pour de bonnes raisons.

L’évolution des coûts de développement et les prix des jeux

Les loot boxes et les microtransactions n’ont pas été créés pour détrousser les joueurs. Ils représentent un modèle de financement à succès utilisé surtout sur les marchés où les jeux à plein tarif peinent à être rentables. Ils servent aussi à amortir les coûts de développement élevés en constante augmentation par rapport aux prix des jeux. En 1990, un jeu sur NES coûtait en moyenne 50 dollars. En tenant compte de l’inflation, cela représente environ 95 dollars aujourd’hui. Un jeu sur N64 coûtait 70 dollars en 1998, ce qui équivaut maintenant à 105 dollars. Un nouveau jeu sur la PS2 valait 60 dollars aux États-Unis. À l’heure actuelle, il coûte 75 dollars. Aux États-Unis, le prix moyen de 60 dollars pour un jeu AAA n’a pas changé depuis des années.

Il en va tout autrement des coûts de production. À l’heure actuelle, on part du principe qu’un employé d’un studio coûte 10 000 dollars par mois. Cette somme comprend le salaire et tous les autres coûts, dont la place de travail ou les assurances. Un studio moyen de 50 personnes débourse donc 6 millions de dollars en une année. Peu de jeux sont développés en si peu de temps. Avant, les coûts étaient bien moindres. Développer un jeu sur Playstation 2 coûtait en moyenne 900 000 dollars. La production du premier «Call of Duty» a coûté 8,5 millions de dollars (en anglais). «Modern Warfare 2», sorti en 2009, a coûté 50 millions de dollars, environ six fois plus.

Par le passé, les jeux étaient terminés une fois sortis. À présent, des patchs et des mises à jour sont souvent proposés des mois, voire des années plus tard. À cela s’ajoutent les coûts liés à l’infrastructure des serveurs pour les jeux en ligne. Il faut financer tout ça. Et pourtant, les prix des jeux sont restés relativement constants.

Les jeux free to play ont le vent en poupe.
Les jeux free to play ont le vent en poupe.

De nombreuses entreprises prennent donc le chemin du «Game as a Service» (le jeu en tant que service). Les jeux comme «Destiny» ou «GTA Online» sont devenus des plateformes sur lesquelles des projets d’extension à long terme sont prévus. Même le recours à des modèles d’abonnement comme ceux de Netflix ou Spotify devient de plus en plus probable. Selon une évaluation de SuperData, une entreprise qui effectue des analyses de marché (en anglais), les recettes des jeux sur PC et sur console pourraient être passées de 5 à 8 milliards de dollars entre 2012 et 2017. Impressionnant! Mais si on compare ces résultats à la croissance des jeux free to play sur pc, on atteint un autre niveau. À la même période, les recettes sont passées de 11 à 22 milliards de dollars. De telles analyses ne doivent certes pas être prises au pied de la lettre, mais la tendance se dessine tout de même clairement.

Quel est l’avenir? Des réglementations, une augmentation du prix des jeux?

Un collaborateur d’EA se rendant au travail.
Un collaborateur d’EA se rendant au travail.

Les conséquences de la grosse bourde qu’a faite EA avec «Star Wars Battlefront 2» sont difficiles à prévoir. Si de nombreux pays décident tout d’un coup d’appliquer les réglementations des jeux de hasard aux loots boxes, les fabricants devront trouver rapidement d’autres moyens de financement. Il est possible que les prix des jeux augmentent, ou que les entreprises passent plus rapidement au modèle de game as a service. L’Origin Access ou le Game Pass de la Xbox sont d’ailleurs des systèmes d’abonnement disponibles qui pourraient retrouver un nouvel élan. Évidemment, les fabricants ou les actionnaires vont tout faire pour maintenir leur chiffre d’affaires. Reste à espérer qu’il nous restera des modèles plus justes sans pay to win ou autres arnaques. Mais ces systèmes pourraient aussi très bien se faire plus discrets et employer des ruses pour nous berner. On finit de toute façon toujours par dépenser plus que ce qu’on souhaitait.

Quel est votre avis sur la question? Avez-vous déjà acheté des loot boxes? Comment envisagez-vous l’avenir?

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En tant que fou de jeu et de gadgets, je suis dans mon élément chez digitec et Galaxus. Quand je ne suis pas comme Tim Taylor à bidouiller mon PC ou en train de parler de jeux dans mon Podcast http://www.onemorelevel.ch, j’aime bien me poser sur mon biclou et trouver quelques bons trails. Je comble mes besoins culturels avec une petite mousse et des conversations profondes lors des matchs souvent très frustrants du FC Winterthour. 


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